Instiller une dose de raison dans le débat passionnel autour de l’Algérie, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle devrait faire, de ce qu’elle ne doit pas faire… Dépassionner le débat est plus facile à dire qu’à faire, tant les voix de la déraison, enhardies par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, ont hystérisé ce sujet inflammable. Quid des autres voix, celles qui ne sont pas d’accord ? Et bien elles se taisent, rasent les murs, sans doute par crainte d’être martyrisées par cette terrifiante nouvelle doxa. La France insoumise (LFI) est pratiquement la seule à dire ostensiblement qu’elle ne mange toujours pas de ce pain là, et elle le manifestera publiquement ce 22 mars à Rouen.
Les faits, dans toute leur complexité
Hier lundi 18 mars Alger a sèchement retoqué la liste d’Algériens expulsables transmise par Paris, un «rejet catégorique des menaces, velléités d’intimidation, injonctions et ultimatums» émanant de l’exécutif français. Retailleau et son chef François Bayrou – en réalité le Chef c’est le ministre de l’Intérieur – croyaient qu’Alger allait flancher, terrifié par les tambours de la guerre après la réunion du Conseil interministériel de contrôle de l’immigration (CICI), la première de ce niveau depuis 2005. Que nenni, l’Algérie ne s’est pas couchée.
«Les autorités algériennes ont décidé de ne pas donner suite à la liste soumise par les autorités françaises» et les ont «invitées à suivre le canal d’usage (pour une telle procédure, ndlr) en l’occurrence celui établi entre les préfectures et les consulats», dit un communiqué du ministère algérien des Affaires étrangères. Et Alger a bien raison dans le fond, il n’y a aucune raison de contourner les procédures habituelles, aucune urgence ne le dicte, si ce n’est l’agenda politique et électoraliste des uns et des autres, dans la perspective de la présidentielle de 2027.
Il faut s’arrêter un instant sur l’argumentaire légaliste servi par les officiels algériens : les laissez-passer consulaires avant de prétendre expulser qui que ce soit. C’est la règle dans le monde entier. C’est la même qu’avait fait valoir l’Algérie en janvier et février derniers, quand la France décida unilatéralement d’expulser des ressortissants algériens. Paris avait foulé au pied la ligne de défense d’Alger, il continue. Pourtant il faut bien regarder les données pour bien poser le débat…
L’ancien ambassadeur d’Algérie à Madrid Abdelaziz Rahabi a confié à TSA qu’en 2024 les autorités françaises ont transmis 6400 demandes de laissez-passer consulaires auprès des consulats d’Algérie. Une suite favorable a été donnée à quelque 3000 demandes, soit un taux de satisfaction de 43%. «C’est le même taux qu’avec le Maroc. Pour d’autres pays d’Afrique du Nord et du Sahel, ce taux est de 3 ou 4%. Pourquoi donc toute cette focalisation sur l’Algérie ?», s’est interrogé l’ancien diplomate.
Des chiffres corroborés par la France, presque dans les mêmes proportions : en 2024 près de 42% des 5000 demandes de laissez-passer consulaires formulées par Paris ont été agréées rapidement par les autorités algériennes, d’après la Direction générale des étrangers en France (DGEF), qui relève du ministère de l’Intérieur.
Retailleau n’a pas tout dit…
L’Algérie a motivé le refus de la fameuse liste de Retailleau par «le souci de s’acquitter de son devoir de protection consulaire à l’égard de ses ressortissants», indique le communiqué. Là aussi il faut étudier l’argumentation d’Alger dans le fond, et pas s’en tenir au bruit ambiant à Paris qui occulte toute rationalité. De qui parle-t-on quand on dit 60 individus aux profils variés expulsables ? Retailleau avait évoqué des «profils de type ‘troubles à l’ordre public’, sortant de prison ou avec des profils dangereux»…
Parmi eux, il y a l’auteur de l’attentat qui a causé un mort à Mulhouse, le 22 février dernier. Sur cet individu dont acte, il est indéfendable, même s’il souffre de troubles psychiques. Mais la liste comporte aussi beaucoup de profils étiquetés «trouble à l’ordre public (…). Nous sommes en train d’établir une liste de plusieurs centaines de personnes qui ont des profils dangereux», avait annoncé le ministre de l’Intérieur sur RMC/BFMTV. Pourtant il avait admis que «bien sûr, ils n’ont pas tous la même dangerosité»…
Et il a bien raison, car quand on parle de trouble à l’ordre public on parle aussi d’ivresse publique et manifeste, d’exhibitionnisme, de tapage diurne ou nocturne, de manifestations, d’émeutes, d’ attroupements, etc. Bref, le spectre est très large et va de délits mineurs aux plus graves. Le hic c’est que toute cette fournée, sous le coup d’une OQTF (Obligation de quitter le territoire français), a été présentée directement à l’Algérie pour une expulsion express, enjambant la procédure habituelle et les droits élémentaires de ces personnes.
«Ils ont commis des troubles à l’ordre public ou parce qu’ils figurent dans notre fichier des radicalisés pour terrorisme», argue Retailleau. Mais il ne dit pas tout, qu’est-ce qu’ils ont commis exactement ? S’ils ne sont pas tous des «radicalisés» ou des émeutiers et encore moins des meurtriers qu’est-ce qu’ils font sur cette liste ? Pourquoi leur expulsion a subitement pris ce caractère d’urgence absolue ?
Alger a raison de brandir «la protection consulaire à l’égard de ses ressortissants», vous imaginez le tableau si les autorités algériennes se mettaient à accepter que Retailleau leur envoie comme ça, tous les quatre matins, «une liste de plusieurs centaines de personnes» expulsées par la France. Le ministre de l’Intérieur reproche à l’Algérie de refuser «d’appliquer le droit international». Mais lui de quel droit il expulse tous ces gens ? Le sujet est suffisamment grave pour qu’il expose tout, et pas simplement ses prérogatives de Premier flic de France.
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